Sommaire

Préface

I . Le Schiste de Burgess

II . Les interprétations

III . Les implications

Tableau chronologique de la réinterprétation des espèces du Schiste de Burgess

Références bibliographiques

 

 

 

 

 

 

 

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Pikaia

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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III - LES IMPLICATIONS

1 - Contingence ou nécessité : une théorie de l'évolution à plusieurs vitesses

Selon Darwin, le rythme de l'évolution biologique est principalement dû à la sélection naturelle : les descendants possèdent des variations aléatoires et seuls les êtres les mieux adaptés à leur environnement local ont plus de chance de survivre, de se reproduire et donc de transmettre leurs gènes à leur descendance.

De grands changements d'environnement provoqueront une modification de la pression sélective et seront donc propices à la création de nouvelles espèces.

Avec Burgess, mais aussi dans toute l'histoire de l'évolution des espèces, il semble qu'il faille faire appel à une théorie de l'évolution à plusieurs vitesses, suivant l'intensité des bouleversements extérieurs et la vitesse à laquelle les différents plans anatomiques apparaissent. Pendant les périodes géologiques calmes, l'évolution serait due à la sélection naturelle, qui donne aux variants les mieux adaptés à leur environnement local une plus grande chance de se reproduire que les autres, moins bien adaptés. En revanche, pendant les périodes d'extinctions massives, telles que celles du Cambrien ou celle de la fin du Crétacé, qui a provoqué la disparition des grands reptiles, c'est le hasard qui est le principal mécanisme de l'évolution.

Pendant ces périodes d'extinction, les différentes formes de vie vont disparaître massivement, parfois jusqu'à 90%, et celles qui disparaîtront ne seront pas moins bien adaptées que les autres. La « Faucheuse » emporte donc les espèces au hasard en cas de cataclysmes ou du moins de grands changements d'environnement. C'est ce que S.J.Gould appelle la décimation, mot auquel il donne deux sens : l'un moderne, qui exprime l'idée de destruction d'une grande partie, et l'autre étymologique, « punir un soldat sur dix au hasard » dans les légions romaines.

En effet, tous les éthologistes évolutionnistes sont émerveillés devant la « perfection» d'une nageoire de poisson, parfaitement adaptée à sa locomotion. Mais si par un grand bouleversement, les rivières où évolue ce poisson s'assèchent, par hasard, pourra t'on dire qu'il est mort d'inadaptation ?

Dans « Quand les poules auront des dents », Gould explique que lorsqu'il était étudiant, on lui avait enseigné que les extinctions massives ne bouleversaient pas l'histoire de la vie, le temps permettant à l'évolution de repartir comme avant. En fait, ses idées de l'évolution étaient ancrées dans un carcan traditionaliste, qui voyait en la vie un processus de progrès inexorable.

Aujourd'hui, on pense au contraire que les extinctions massives sont les facteurs majeurs de l'évolution, qui est ainsi guidée dans une direction parmi toutes celles qu'elle aurait pu prendre. Ces décimations éliminent des lignées qui auraient pu réussir et offrent à d'autres des chances de s'imposer.

« Les extinctions massives ne font pas que remettre les compteurs à zéro, elles créent le schéma d'ensemble».

Lois de l'Évolution et phylogénie

La façon dont les paléontologistes établissent les arbres phylogéniques des espèces obéit à des règles, mais qui sont peu nombreuses et peu contraignantes.

1. Le premier point concerne l'aspect de l'arbre évolutif.

Premièrement, chaque groupe ne possède qu'un ancêtre commun, et donc l'arbre ne possède qu'un seul tronc à la base. Pourtant, il semble que les éponges qui appartiennent au règne animal, descendent d'ancêtres unicellulaires différents des autres espèces animales. Cette règle ne s'applique donc pas aux premiers âges de la vie, notamment lorsque les êtres unicellulaires se sont regroupés en êtres pluricellulaires. Donc, lors de l'explosion cambrienne, les grands groupes anatomiques apparurent. Ainsi, la faune de Burgess révèle un grand nombre de plans anatomiques différents. Deuxièmement, une fois que les branches se séparent, elles ne se rejoignent jamais. Cette règle, qui ne concerne que le règne animal, rencontre une exception : les virus, qui transportent des gènes entre des espèces différentes, en étant notamment responsables de certains cancers. Ces deux règles ne donnent à l'arbre évolutif aucune forme prédéterminée.

2. Le deuxième point concerne la phylogénie des espèces, c'est à dire la détermination de leurs liens de parenté.

Elle est basée sur l'anatomie comparée, dont le pionnier fut Georges Cuvier. Il s'agit de regrouper les espèces en cherchant des caractères dérivés communs à ces espèces que l'on appelle homologies : cette méthode est appelée la cladistique. C'est une tâche en fait ardue, et bourrée de pièges.

II faut rejeter les analogies (par exemple les ailes des chauves-souris et des papillons), qui ont la même fonction mais qui sont apparues indépendamment (les chauves-souris sont des mammifères, les papillons des insectes).

II ne faut pas prendre non plus des caractères communs, qui sont réellement des homologies, mais qui sont trop primitifs et trop larges. Ceux-ci risquent de rassembler dans le même groupe des animaux dont les embranchements sont séparés, ou au contraire d'exclure ceux qui ont perdu ce trait.

II est ainsi difficile d'établir un arbre évolutif. Toutefois, il n'y a aucune contrainte sur la forme qu'il doit posséder. Le seul canevas est imposé par le mécanisme évolutif. Pour Darwin, l'Évolution est dirigée par la sélection naturelle. II pensait qu'elle favorisait la survie du plus apte, et qu'elle impliquait un mécanisme lent et graduel. II considérait que l'explosion cambrienne était un leurre (on n'avait pas encore trouvé les fossiles précambriens, argument faible en lui-même), et que « tout organisme cambrien complexe devait descendre d'une longue série d'ancêtres précambriens, présentant tous la même anatomie fondamentale ». Les espèces modernes seraient apparues de manière progressive et régulière, par l'accumulation de petites modifications.

Selon ce modèle d'évolution, l'arbre évolutif ressemble à « un cône de diversité croissante » : on place au bas un tronc avec les formes les plus anciennes, mais aussi les moins variées, et au fur et à mesure que l'arbre s'élève, on passe progressivement de formes « simples » à des formes « complexes » avec de plus en plus de branches. Les premiers arbres bâtis sur le modèle du cône de diversité croissante ont été dessinés par Haeckel, morphologiste allemand du XIXème siècle. Dans ses arbres, Haeckel privilégie les espèces encore en vie actuellement, leur accordant une place majoritaire, et ne donne qu'une importance moindre aux espèces éteintes, en les entassant dans un espace restreint de l'arbre. Par exemple, il privilégie les Primates, pour leur intelligence. À l'inverse, les Échinodermes, qui correspondaient au principe de la « disparité maximale puis décimation » sont représentés sous forme d'un grand nombre de tiges primaires, mais enfermées dans un petit espace, afin de préserver l'impression d'un accroissement graduel de la diversité.

Cela laisse spéculer que l'Évolution est linéaire et qu'au bas du cône on rencontre les formes les plus simples, et qu'en haut on trouve les plus » évoluées « dont l'Homme. Ces constatations permettent de conclure que l'Évolution a un sens, et qu'elle est dirigée vers un but. L'Homme serait-il donc le but ultime de l'Évolution ?

Au début du siècle, de nombreux évolutionnistes le pensaient, ou du moins l'espéraient, et c'est cette vision anthropocentrique et religieuse de l'Évolution qui a donné cet aspect de finalité inscrit dans le cône de croissance. II est vrai que ce point de vue était pour le moins rassurant.

 

S.J. Gould, Quand les poules auront des dents, p.384, Le Seuil
S.J. Gould, La vie est belle, p.301, Le Seuil

 

Arbre évolutif des Echinodermes selon Haeckel

 

Un sapin de Noël

À Burgess, la faune est d'une telle disparité que le modèle du cône n'est pas satisfaisant. Et son devenir révèle que toute l'histoire de l'Évolution va à l'encontre de cette vision finaliste du monde.

Actuellement, on connaît quatre groupes modernes d'Arthropodes : les Crustacés, les Insectes, les Arachnides et les Trilobites (ces derniers se sont en fait éteints récemment à la fin du Paléozoïque). La faune de Burgess comporte en fait douze groupes supplémentaires uniques en leur genre. Les quatre groupes modernes ne sont représentés à Burgess que par un ou deux individus pour chaque groupe.

La plupart des autres fossiles sont sans descendance comme Opabinia, Nectocaris ou Dinomischus. Ils ont un plan d'organisation unique, et il faut envisager un nouvel embranchement qui n'aurait rien donné de nos jours. Ces animaux auraient été tout aussi capables de réussir.

On n'a donc plus affaire à un cône de diversité croissante, où on partirait de formes dites simples qui donneraient naissance à des embranchements plus « évolués ». En fait, au moment de l'explosion cambrienne, on aurait un Big Bang de la vie, mais aussi des plans d'organisation différents, dont n'auraient subsisté aujourd'hui principalement que les Arthropodes, les annelés, les cordés. Ces plans actuels auraient eu la chance de survivre aux extinctions, par le plus grand des hasards et non par une quelconque adaptation, puisque tous les individus du Schiste n'étaient ni mieux ni moins bien adaptés à l'environnement.

Il faut donc retourner le cône de diversité croissante : c'est à sa base que se produit l'explosion cambrienne et l'établissement de nombreux plans taxinomiques (la disparité), puis il y a élagage des branches au hasard. Évidemment, à l'intérieur de ces quelques branches, il y a une variation et une adaptation à des milieux locaux qui peuvent être régis par la sélection naturelle, et même apparition de nouvelles espèces. En revanche, une fois le plan d'organisation posé, on ne s'écarte plus grandement de celui-ci. L'arbre évolutif ressemble alors plutôt à un sapin de Noël.

 

Stephen Jay Gould sait toujours trouver le mot juste pour décrire la variété des formes vivantes. II donne un sens différent aux mots « diversité » et « disparité » pour décrire la nature de la faune animale:
- la diversité représente le nombre d'espèces au sein d'un même groupe anatomique;
- la disparité caractérise le nombre de plans anatomiques différents.
Au sein des insectes, le nombre d'espèces est astronomique, la diversité est très élevée. En revanche, les formes actuelles sont très stéréotypées; prés de 80% des êtres vivants aujourd'hui sont des Arthropodes: la disparité est faible.
Au contraire, la faune du schiste de Burgess ne renferme que peu d'espèces différentes (la diversité est faible), mais en revanche, la disparité des plans d'organisation anatomique est considérable. Ceci est également énigmatique : comment une telle disparité a-t-elle pu apparaître, alors qu'il n'y avait qu'un petit nombre d'espèces ?
Lorsque l'on parle alors de décimation, on considère la réduction des plans d'organisation anatomique, et non celle du nombre d'espèces.

 

Importance de la contingence dans les phénomènes évolutifs

Le problème consiste à savoir où se place la limite entre une sélection naturelle aux effets prévisibles et un hasard qui éliminerait certains embranchements sans en privilégier un plutôt que l'autre : hasard ou nécessité ?

La réinterprétation du Schiste de Burgess permet de penser que cette limite laisse au hasard la plus grande part de responsabilité dans l'évolution des espèces. Le rôle du hasard devenant primordial, on a une incertitude absolue de prédire la nature des formes de vie qui persisteront. C'est l'enchaînement des faits, continuellement, qui est le seul responsable de l'avenir.

Cette imprévisibilité est appelée contingence. Elle s'oppose à la prédictibilité et à la nécessité des événements futurs.

Cône de diversité croissante Diversification et décimation
Iconographie du cône de diversité croissante, classique mais erronée, et de "l'arbre de Noël",
telle qu'elle est suggérée par l'interprétation correcte du Schiste de Burgess

 

Gould propose une expérience de pensée, qui simule les effets de la contingence : il suffirait de redérouler ce qu'il appelle « le film de la vie ». Rembobinez le film qui contient toute l'histoire de la vie jusqu'à la fin du Précambrien, juste avant l'explosion cambrienne. Puis remettez une bobine vierge et observez le nouveau déroulement : les premiers êtres pluricellulaires apparaissent suivant une grande disparité, présentant de nombreux plans anatomiques différents. A t'on une chance d'obtenir les mêmes que précédemment ?

Continuons. Les premières extinctions se produisent : auront-elles les mêmes causes, au même moment que précédemment ?

La chute d'un astéroïde, tel que celui qui causa la disparition des dinosaures, se fera-t-elle au même instant, dans les mêmes conditions ?

L'ensevelissement de groupes taxinomiques entiers apparus de façon localisée est-il inscrit dans un quelconque génome, dans une quelconque autorité supérieure ?

Certainement non. On voit donc qu'il serait impossible d'obtenir plusieurs fois le même monde, même en partant des mêmes molécules : le hasard ne permet pas la répétition des mêmes événements.

Gould affirme que « l'ordre actuel est largement le produit de la contingence ». Ceci a une implication directe : la notion d'animaux « supérieurs » ou « inférieurs » n'est plus valable. Chaque animal que nous connaissons sur terre a pris un chemin différent parmi tous ceux que la contingence lui permettait. L'idée du cône de diversité croissante est liée à notre vision anthropomorphique du monde. En effet, que représente ce cône ?

Gould prend l'exemple de la lignée des Équidés. En bas du cône, on a un petit animal à cinq doigts. Au fur et à mesure que l'on remonte sur le cône, c'est-à-dire quand on s'approche de l'ère moderne, l'animal devient plus grand et ne possède plus qu'un doigt dans sa version actuelle (le cheval commun). Voilà une représentation typique d'une évolution dont l'interprétation erronée pourrait faire penser que le cheval a » perdu » des doigts au cours de l'évolution. En fait, le cheval actuel n'est qu'un des nombreux parcours évolutifs des Équidés. Ce n'est qu'un minuscule rameau parmi tant d'autres. Il a simplement eu la chance de perdurer jusqu'à nos jours, alors que les autres se sont éteints.

Alors que dans le cône de diversité croissante, ancien signifie « simple » et moderne signifie « évolué », dans le sapin de Noël, moderne signifie simplement « différent », différent dans un labyrinthe qui comporte des milliers de directions possibles. Seule la contingence, c'est-à-dire l'enchaînement fortuit des faits, a permis à quelques unes de ces directions de poursuivre leur évolution de nos jours. On peut même dire que l'arbre évolutif en sapin définit au contraire une simplification : il y a « restriction de la disparités ».

 

S.J. Gould, La vie est belle, p226-227, le Seuil

 

Cas particulier ou schéma général ?

Une question importante se pose : l'idée d'une évolution contingente, avec ensuite une réduction de la disparité, ne s'applique-t-elle qu'au niveau de l'apparition des premiers êtres multicellulaires, seulement à l'époque du Schiste, c'est-à-dire à un seul moment de l'histoire de la vie (après l'explosion cambrienne), ou est-elle un schéma général que l'on peut répéter à tous les niveaux de l'arbre évolutif ?

II semble, grâce à l'étude de Whittington, que le mécanisme : « établissement de la disparité puis élimination-décimation » s'adapte bien à toutes les échelles de l'arbre évolutif qui peut être comparé à des fractales. Les Trilobites sont certainement les animaux les plus diversement représentés dans le Schiste de Burgess : vingt-deux espèces différentes dont trois à corps mou, certains comme Naraoia, qui possèdent tous les caractères des Trilobites, s'en éloignent pourtant du point de vue de l'exosquelette. Naraoia était donc une variation, témoin de la grande diversité du groupe et a été éliminé. La décimation a frappé à l'intérieur même du groupe.

La contingence agit au niveau des embranchements : seules, une ou deux espèces de Burgess parmi la trentaine qui ont été découvertes, ont donné les trois branches d'Arthropodes existantes à ce jour. Toutes les autres, qui auraient certainement pu être représentées actuellement, se sont éteintes. On voit clairement que c'est l'extinction de groupes entiers d'animaux qui a donné la direction des embranchements de l'arbre évolutif.

On constate que la contingence a eu un rôle primordial dans toute l'histoire de la vie. La disparition des dinosaures est certainement due à la chute d'une météorite qui aurait bouleversé l'écosystème, provoquant leur disparition. Les dinosaures n'auraient pas pu s'adapter à leur nouvel environnement. Mais la chute de cette météorite est un événement fortuit, contingent, imprévisible.

Que cette chute n'ait pas eu lieu, et c'est toute l'histoire de la vie qui est bouleversée, notamment l'hégémonie des mammifères après la disparition des grands reptiles. Ces derniers ayant régné pendant 165 millions d'années, ce règne aurait très bien pu se poursuivre pendant de nombreuses autres. Mais on confond souvent inadaptation et extinction. L'extinction est le destin de toutes les espèces, et ne signifie pas échec. Et les grands bouleversements sont souvent les causes des disparitions, même pour l'animal le plus adapté à son milieu.

Le hasard et l'origine de la vie

II ne faut pas tomber dans le ridicule. II n'est tout de même pas admissible d'affirmer que c'est le hasard qui a conduit des atomes inorganiques à s'assembler en cellules, et que ce même hasard a donné, à partir d'êtres unicellulaires simples des animaux complexes et même une raison intelligente que possède les hommes.

Tous les biologistes s'accordent à penser que l'organisation de la vie, avec l'assemblage d'atomes pour donner des molécules complexes, est inévitable. En 1952, Stanley Miller parvient à obtenir de petites molécules organiques : des acides aminés, en soumettant un mélange simple de méthane, d'ammoniac, d'hydrogène et de vapeur d'eau à des étincelles à haute tension. Par la suite, d'autres essais ont donné des acides nucléiques, constituants de l'ADN, à partir de molécules très simples. On a même découvert des acides aminés dans des roches météoritiques.

D'après Louis de Bonis, la vie se complexifie inexorablement, en obéissant à des lois de la chimie et de la physique. Pour lui, il est impossible de savoir exactement le degré d'adaptation des animaux de Burgess, ni leur capacité à s'adapter à des changements d'environnement. Il est donc difficile de dire si telle ou telle autre espèce de Burgess avait plus de chances de résister aux contraintes sélectives.

Il adopte une position intermédiaire : la contingence est en effet le volant de direction de l'Évolution. C'est grâce à elle que l'histoire de la vie échappe au déterminisme, en mettant en scène des événements imprévisibles, telle l'extinction à la fin du Crétacé. Ces extinctions sont un phénomène libératoire, laissant place neuve à des espèces nouvelles pouvant alors réussir. Les dinosaures ne sont plus les rois de la Terre ; les Mammifères peuvent alors se développer. Mais même si la direction prise par le chemin de la vie dépend entièrement de ces accidents, l'Évolution a un moteur : l'accroissement de la complexité que l'on retrouve dans tous les systèmes vivants.

La raison n'est pas inscrite dans les premiers atomes de carbone, d'oxygène, d'azote et d'hydrogène, mais l'organisation est un phénomène spontané. Avec ce point de vue, on abandonne l'idée d'animaux supérieurs pour la notion d'animaux complexes, et même avec des réserves, la complexité ainsi que l'intelligence étant des notions très difficilement mesurables. Peut-on dire qu'une abeille est plus ou moins complexe qu'un poisson ?

Louis de Bonis, Contingence et nécessité dans l'histoire de la vie, Pour la science, n° 187, p38-47

 

2 - Du dogme darwinien à une théorie réformée

Lorsqu'en 1859, Darwin publie De l'origine des espèces, il bouleverse complètement les visions de la vie. II propose pour la première fois, sa théorie de l'évolution, basée sur un double mécanisme :

  • la variation des caractères transmissibles, qui s'effectue au hasard, c'est-à-dire dans aucune direction privilégiée. La variation est le moteur de l'évolution : elle produit des descendants différents, sans aucune considération adaptative ;
  • la sélection naturelle, qui intervient en favorisant les individus les mieux adaptés à leur environnement local. Ceux-ci se reproduiront avec plus de succès que les autres. La sélection naturelle donne donc une direction au changement évolutif.

Le succès de cette théorie sera aussi immédiat que controversé. Avec l'avènement de la biologie moléculaire, et les travaux de Mendel et de Morgan, on commence à comprendre les mécanismes de l'hérédité.

La dictature néodarwinienne

En 1947 se tient à Princeton un congrès où les trois papes du néodarwinisme, Dobzhansky, Mayr et Simpson, officialisent la théorie synthétique de l'évolution. Elle représente la synthèse de la théorie darwinienne avec les travaux de Morgan sur la génétique et la transmission des caractères héréditaires.

La théorie synthétique explique le polymorphisme génétique, le phénomène de spéciation et le gradualisme de l'évolution, en se reposant sur la sélection naturelle telle que l'avait énoncé Darwin presque cent ans plus tôt. Elle explique la source du changement évolutif par le remplacement graduel des allèles les moins appropriés par les plus avantageux, remplacement s'effectuant par la sélection naturelle.

Les travaux de H. Kettlewell en 1950 montrent avec triomphe la puissance de la théorie : le papillon de nuit Biston betularia a subi l'action de la sélection. Ce papillon existe sous deux formes : l'une typique aux ailes claires et l'autre, mélanique aux ailes foncées. Dans les régions rurales, on trouve 98% de papillons à ailes claires qui servent de camouflage sur les troncs d'arbres recouverts de lichen clair. En revanche, dans les régions industrielles, les troncs sont devenus gris sous l'effet de la pollution et la proportion est complètement inversée : on trouve 98% de papillons à ailes foncées. La pollution est donc un facteur de changement évolutif ; elle entraîne une forte pression sélective sur les papillons, provoquant une variation de la fréquence allélique : l'allèle foncé a remplacé progressivement l'allèle clair dans les régions industrielles.

C'est alors que tout se fige : durant les vingt années qui suivent, on tombe dans un dogme à tel point que certains évolutionnistes affirment que la sélection naturelle est le seul facteur d'évolution et même que les mystères de l'histoire de la vie n'ont plus de secret. La sélection naturelle est brandie comme un Saint-Graal, signification ultime de l'évolution. Et les révoltés qui osent s'élever contre ce dogmatisme, en proposant d'autres hypothèses pour expliquer certaines faiblesses de la théorie synthétique, sont rejetés au rang de dissidents. Richard Goldschmidt, l'excellent embryologiste, en fit la dure expérience : il proposa la théorie du monstre prometteur, qui même si certains de ses aspects étaient caricaturaux, n'était pas dénuée d'intérêt et basée sur des expériences et des faits concrets.

Pourtant, Darwin lui-même refusait de voir en la sélection naturelle l'unique explication des changements évolutifs. C'est en effet le pilier de sa vision de l'évolution, mais il reconnaissait que d'autres facteurs pouvaient intervenir dans le chemin évolutif. Néanmoins, il pensait, et c'est en cela que la réinterprétation du Schiste de Burgess lui donne tort, que la sélection naturelle impliquait forcément une évolution lente où la spéciation - la formation d'une nouvelle espèce - se ferait graduellement (la notion d'espèce fut même considérée comme superflue par les tenants du gradualisme : en effet, si la spéciation se fait graduellement, il n'existe pas réellement d'espèce, mais des variétés intermédiaires continues. Pourtant, la fécondation est impossible entre des animaux d'espèces différentes, ce qui prouve qu'il y a réellement une barrière et non une simple variation).

Darwin a certainement fait un amalgame entre sélection et rythme du changement. Le principe de la contingence, tel qu'il a été énoncé dans le chapitre précédent, n'est pas en contradiction avec la sélection naturelle. La sélection existe toujours, de toute façon, mais elle ne favorise plus forcément les animaux les mieux adaptés à leur environnement, ainsi que les mieux armés ou cuirassés (parmi les dinosaures, on trouve aussi bien des individus à cuirasse, que des herbivores qui comme le Stégosaure, possédaient des plaques recouvertes d'une muqueuse fragile, vascularisée et vulnérable). Dans des conditions diverses, elle pourra faire disparaître des groupes entiers au hasard.

Darwin avait négligé le rôle des grands bouleversements. La lutte pour la survie n'est pas une partie de plaisir, où tout ne dépendrait que d'un héritage génétique favorable. Elle a aussi sa part de chance. Vous pouvez facilement traverser la rue sur vos deux jambes, mais vous pouvez aussi glisser sur une peau de banane.

Nouveaux indices et premières contestations

Le développement de la génétique, les connaissances en biochimie et de la biologie moléculaire ont apporté de nouveaux indices servant à décrire les mécanismes de l'évolution.

A partir de 1960, différentes études viennent contester le dogme néodarwinien. Il ne s'agit pas seulement d'esprit de contradiction, mais réellement de théories basées sur des faits concrets.

L'étude approfondie de l'ontogenèse embryonnaire et des mutations a permis à Richard Goldschmidt d'émettre l'hypothèse du monstre prometteur. Cette théorie suppose que la spéciation se produit grâce à une mutation génétique de grande ampleur. Elle provoque l'apparition d'un descendant anormal qui parvient à s'adapter à son environnement local. Même si cette hypothèse est exagérée, elle est plausible. On sait aujourd'hui que la formation des tissus embryonnaires est sous le contrôle d'une cascade de gènes. Une petite mutation, au niveau d'un gène qui s'exprime précocement (gène régulateur), et qui commande une multitude d'autres gènes, peut provoquer de profondes modifications lors de la formation de l'individu (une mutation de ce type est très bien connue chez la mouche : l'Antennapedia induit la formation de pattes à l'emplacement des antennes). Pour Gould, » les grandes transitions évolutives peuvent être initiées par de petits changements génétiques ».

Dans les années 60, Kimura s'étonne du très élevé polymorphisme des protéines dans l'organisme humain. Si élevé que l'on ne peut l'expliquer par la vigueur hybride : la sélection ne pourrait maintenir une telle variabilité que si chaque individu produisait plusieurs milliers de descendants. II publie une théorie appelée aujourd'hui théorie neutraliste : les différents allèles seraient neutres ou presque neutres devant la sélection naturelle, et leur fixation parmi les descendants serait aléatoire. Depuis la première publication, le modèle a été affiné. Il intègre même à ses équations le rôle de la sélection naturelle (même si elle n'a pratiquement pas d'effet).

Kimura en a étudié les faiblesses : elle n'explique pas la macroévolution et l'apparition de nouvelles espèces. Cependant, il démontre que les gènes n'ont pas de valeur sélective. II prévoit un rythme évolutif plus brutal : de courtes périodes de changement phénotypique entrecoupées de longues périodes stables. Nous verrons que c'est ce que l'on constate à Burgess.

Ce modèle est en accord avec le saltationisme de Gould et Eldredge. Il prévoit que la formation de nouvelles espèces se produit brutalement et rapidement et qu'il y a de longues périodes sans grands changements évolutifs (stases). Cependant il y a une différence. Le saltationisme fait appel à des mécanismes différents suivant le rythme du changement.

En effet, la nature ne voit pas des gènes, mais des organes biologiques. II est aussi absurde de parler de gènes égoïstes que de gènes neutres. La fixation d'un gène n'est que le reflet de la réussite de ses possesseurs.

Motoo Kimura, Théorie neutraliste de révolution, p421, Flammarion
C'est d'ailleurs pour cela que Kimura désire débaptiser sa théorie « neutraliste » en théorie « de la dérive et de la fixation aléatoire».

 

Expliquer l'explosion cambrienne, c'est comprendre la grande disparité de la faune de Burgess

II ressort deux aspects de ces récentes découvertes (je rappelle qu'elles sont basées sur des faits concrets et non sur de simples spéculations) : le rythme de l'évolution n'est plus lent mais irrégulier ; la façon dont opère la sélection naturelle n'est plus uniforme, mais dépend du contexte géographique, génétique et évolutif.

La réinterprétation des fossiles de Burgess va complètement dans ce sens, aussi bien si l'on considère l'apparition de la faune de Burgess que sa disparition.

L'apparition de la faune est soudaine et explosive. Ce n'est pas seulement le nombre d'espèces différentes qui est grand, mais aussi la disparité des plans d'organisation anatomique. Elle est le reflet exact de ce qu'on appelle l'explosion cambrienne. Et sa particularité est qu'elle ne s'est jamais reproduite. Comment expliquer ce fait?

On peut supposer qu'au Cambrien, les conditions écologiques étaient différentes et propices à une formation rapide de nouveaux embranchements. L'explosion cambrienne aurait été permise parce que justement, la vie multicellulaire était pratiquement inexistante avant cette période et donc « libre de toute compétition pour la première et dernière fois ». La vie pouvait alors proliférer dans toute sa disparité et son extravagance. En fait, cette hypothèse n'est pas convaincante. Gould objecte que localement, de telles conditions ont pu apparaître bien après Burgess (des terres émergées par exemple). Pourtant, aucun embranchement n'est apparu depuis l'époque de Burgess. La deuxième idée est génétique : les génomes vieilliraient, perdant leur capacité à se restructurer et former un nouveau groupe animal. II est vrai que la variabilité d'un virus, qui possède une petite quantité d'ADN, est incomparable à côté de celui des espèces qui ont une organisation complexe.

Gould est partisan du modèle du « sac-réservoir » : les différentes organisations anatomiques de Burgess auraient été formées par petits morceaux pris au hasard, un peu comme un jeu de construction où l'on pourrait puiser les éléments de l'organisme parmi un grand choix de pièces, de caractères variés. Et au début du Cambrien, les possibilités sont extrêmement nombreuses.

Le calcul du centre de gravité de l'arbre évolutif permet d'estimer sa forme par rapport au temps

Aujourd'hui, de nombreux chercheurs s'intéressent à la modélisation mathématique de l'évolution, notamment sur le plan de la complexification. Pour rejoindre les affirmations de Louis de Bonis, ils cherchent à comprendre les mécanismes qui poussent les systèmes biologiques à se complexifier et notamment le rythme de cette organisation. Les modèles montrent que le phénomène » expansion rapide puis décimation » est une loi habituelle de toutes les organisations. Ces modèles sont de plus en plus mathématiques : une méthode de calcul permet de montrer si un arbre évolutif correspond au modèle du cône ou du sapin de Noël, en calculant le centre de gravité de cet arbre. Gould a appliqué cette méthode à 708 arbres phylogéniques d'invertébrés marins. Pour toutes ces lignées, le modèle de la « largeur maximale à la base » s'applique lors des premiers moments de la vie multicellulaire. Ensuite, les lignées apparues plus tard remplissent un arbre symétrique, sans élargissement ni amincissement. Et lorsque l'on applique cette méthode à tous les groupes d'animaux, le modèle du sapin de Noël s'avère le plus descriptif. II s'applique non seulement à la faune de Burgess, mais aussi à tous les grands groupes d'animaux, notamment les Mammifères.

Il est probable que l'association de nombreux domaines scientifiques : la génétique, la paléontologie, les mathématiques, apporteront des éléments de réponse au mystère du changement évolutif. Pour le moment, ils ne font que renforcer l'idée que l'évolution est imprévisible.

S. J. Gould, La vie est belle, p338-342, Le Seuil

 

Les effets particuliers de l'extinction massive

Si l'apparition de la faune de Burgess montre que l'évolution est irrégulière, et non un processus lent et graduel, sa disparition vient renforcer l'idée qu'elle fait appel à des mécanismes variés, et non plus à une sélection naturelle toute puissante.

Devant l'ampleur de la disparition des espèces au Cambrien (plus de 90% des formes de vie ont été décimées) et la soudaineté du phénomène, on peut parler de décimation de masse : Darwin voyait en les extinctions un phénomène graduel, accumulateur. Le rythme pouvait sembler rapide, mais cela n'était qu'un leurre : les séries de fossiles des périodes d'extinction étaient largement incomplètes.

En fait, il semble que les extinctions sont réellement rapides. De plus, leurs effets sont plus dévastateurs et hasardeux.

Plus de la moitié des embranchements existant à Burgess n'ont eu aucun descendant après l'extinction cambrienne, et sur les vingt-deux sortes d'Arthropodes qui y vivaient : Arachnides, Crustacés, Insectes et les Trilobites qui se sont récemment éteints, quatre ont survécu seulement. En fait, le nombre de plans d'organisation différents est aujourd'hui bien faible. Mais pourquoi tel embranchement, tel ordre, telle espèce ont pu échapper à l'hécatombe alors que 95% des formes de vie animale ont trépassé ?

La première idée est que lorsqu'on atteint un tel pourcentage de décimation, tous les groupes sont égaux devant l'extinction. Si on redéroulait le film de la vie, chaque embranchement aurait autant de chances de réussir qu'un autre. Aucun facteur biologique ne vient alors favoriser ou au contraire diminuer les chances de survie.

D'après ce modèle, le pur hasard est l'unique cause de survie. II est cependant douteux qu'aucun facteur écologique n'intervienne. Pour accepter ce modèle, il faut déjà faire des concessions. D'après Jablonskin, l'un des tenants du modèle du hasard pur, plus une espèce peut profiter d'une grande aire géographique, plus les chances de s'en sortir sont élevées.

En fait, comme le souligne Louis de Bonis, on ne connaît que très mal les conditions de vie de la faune de Burgess. Il est très difficile d'affirmer que telle ou telle espèce est mieux adaptée à son milieu. Suite à un grand bouleversement, ces conditions peuvent changer brusquement. Un trait qui pouvait être sans intérêt en temps normal peut devenir alors primordial et favoriser son possesseur. On parle de sélection positive si un caractère porté par un individu lui donne un avantage sélectif. Par exemple, des bactéries peuvent posséder un gène leur permettant de résister à des antibiotiques. En revanche, si ce caractère diminue ses chances de survivre ou de se reproduire, il tend à être éliminé de la population. On parle alors de sélection négative.

Mais l'aspect positif ou négatif d'un trait n'a de sens qu'au sein d'un contexte bien défini : un gène peut n'avoir aucune valeur ou même être défavorable à un individu et devenir soudain un avantage décisif en cas de modifications du milieu extérieur. Un caractère anodin dans certaines conditions peut devenir primordial dans d'autres. C'est ce que Gould appelle « le modèle des règles différentes ». Cela n'est pas contradictoire avec la sélection naturelle : des changements brusques dans l'environnement bouleversent la nature et l'intensité de la pression sélective. II y a simplement une part de chance : les individus possédant un « bon » trait au bon moment s'en sortent, même si ce trait n'avait aucun intérêt en temps normal. Inversement, des organes parfaitement adaptés au milieu peuvent être la cause de votre perte.

Des branchies sont idéales pour utiliser l'oxygène dissous dans l'eau. Mais si les rivières s'assèchent, vous mourrez d'asphyxie. Seul le bon vieux Dipneuste, qui possède en plus de classiques branchies des ébauches de poumons (et qui n'en avait aucune utilité dans l'eau), aura tiré son épingle du jeu en périodes de bouleversement et de pénurie en eau. Et on le considère comme l'ancêtre des Tétrapodes qui respirent l'air. Un organe n'apparaît pas en vue d'une fonction future. II est souvent issu d'une adaptation secondaire, ou même d'une mutation neutre. Le passage de la vie amphibienne à la vie terrestre est sans doute plus dû à la chance qu'à un chemin évolutif nécessaire.

Et toute l'histoire de l'évolution est certainement ponctuée de coups de chance similaires.

 

3 - Le Schiste de Burgess et la place de l'Homme dans l'Univers

Même parmi les évolutionnistes les plus convaincus, certains refusent d'intégrer l'Homme dans le chemin évolutif du règne animal. Le géologue écossais Charles Lyell (1797-1875) prônait l'idée de préparation du monde : toute l'histoire de la vie, les millions d'années écoulées avant l'apparition de l'Homme, n'auraient en fait servi qu'à préparer le monde à son arrivée. L'Homme représenterait une discontinuité dans l'évolution. De même, Wallace pensait que la sélection naturelle n'avait plus d'effet sur le genre humain. L'Évolution avait alors un but, une raison d'être : l'Esprit humain.

Cette vision anthropocentrique est très liée à la tradition biblique. Dieu créa d'abord le Ciel, la Terre, la Flore et la Faune. Puis II prit soin de donner son image à l'Homme, le dernier jour de travail, à la manière d'un devoir accompli. On fit donc correspondre les millions d'années qui s'étaient écoulées durant les ères géologiques - avant l'apparition de l'Homme - avec les cinq premiers jours de la création. Durant cette période, le Seigneur installait un décor adapté à l'Homme.

Le naturaliste anglais Gosse imaginait même que les fossiles et les ossements des dinosaures n'étaient que des leurres placés par le Créateur, pour faire croire aux Hommes que de nombreuses années d'un passé irréel s'étaient déjà écoulées. En tout cas, si cette supposition est vraie, la facétie est une réussite. Bernardin de Saint-Pierre ironisa même que le melon était prédécoupé en tranches pour qu'il soit dégusté en famille !

La faune de Burgess n'est qu'un exemple illustré de la contingence. Mais celle-ci concerne véritablement toute l'histoire de la vie : la survie d'une espèce - ou son extinction - n'est pratiquement liée qu'à des coups de chance - ou de malchance.

Pikaia, le premier chordé du monde

En fait, l'Homme n'avait qu'une chance infiniment petite d'apparaître. II n'est qu'une des formes de vie animale sur Terre, pur produit de la contingence. L'espèce humaine fait partie des Mammifères, les plus récents des Vertébrés, qui sont eux-mêmes un embranchement des Chordés. Les Chordés représentent un plan d'organisation anatomique très vaste, au même titre que les Arthropodes. Et justement, il existe parmi la faune de Burgess un petit chordé, qui porte le nom de Pikaia (il avait été rangé par erreur avec les vers polychètes, par Walcott). II possède une notochorde avec, autour, des bandes musculaires. C'est le tout premier membre de notre lignée phylogénétique. Notre existence n'a donc tenu qu'à la survie d'un organisme de cinq centimètres de long. S'il n'avait pas survécu lors de l'extinction cambrienne, comme la majorité de ses congénères de Burgess, nous ne serions pas là pour nous en plaindre, et l'intelligence humaine aurait pu ne jamais apparaître. II est bien sûr possible que Pikaia n'ait pas été l'unique ancêtre des chordés (ceux-ci s'étant déjà pas mal diversifiés), et que le plan anatomique des Vertébrés ait pu tout de même survivre jusqu'à nos jours. Cependant, il montre à quel point les chordés, tout autant que les autres embranchements, n'avaient que de minces chances de perdurer au temps de Burgess.

Rembobinez le film de la vie jusqu'au début du Cambrien et laissez-le se dérouler de nouveau : si Pikaia ne survit pas, alors toute notre phylogénie est effacée. Les Hommes existent car Pikaia a survécu à la décimation. Et sa survie a été contingente.

Évidemment, la contingence est invérifiable. Le moment présent n'est qu'une unique combinaison qu'elle a pu amener. Nous sommes toujours liés à ses résultats. Et notre tendance à l'anthropocentrisme, issue d'une domination absolue sur les autres formes de vie qui cohabitent sur notre planète, nous amène à croire que nous sommes la finalité de la vie.

Et même si nous avons eu beaucoup de chance en ayant apparu, il ne faut pas pavoiser : l'extinction est l'apanage de toutes les espèces passées et à venir. Beaucoup pensent que les dinosaures ont disparu à cause d'inadaptation. En réalité, ils avaient été les maîtres de la Terre pendant 165 millions d'années, et il n'y avait aucune raison pour que ce règne cesse. Les traditionalistes pensent que les mammifères hâtèrent la perte des grands reptiles en gobant leurs œufs. Ce scénario est fondé sur une espérance rassurante en un progrès prévoyant l'hégémonie des mammifères. En réalité, si aucun événement imprévu, comme la chute d'une météorite, n'avait pas provoqué la ruine des grands reptiles, les mammifères seraient encore au stade de rongeurs vivant dans le désert, et pillant les nids des oeufs de dinosaures. Gould rapporte que l'anatomie des reptiles n'est pas favorable à l'acquisition d'un gros cerveau. La vie intelligente et consciente ne serait donc certainement jamais apparue. Au contraire, l'extinction du Crétacé a permis de libérer une nouvelle niche écologique, favorisant l'essor des vertébrés de grande dimension.

L'émergence de la conscience humaine a certainement bénéficié d'événements non contingents, comme l'acquisition de la station debout, l'utilisation d'outils et un développement de la taille du cerveau. Mais l'hominisation n'est pas un phénomène général à l'échelle de la planète. L'Homme actuel ne serait en fait qu'un rameau isolé apparu sous forme d'une petite population africaine. L'arbre évolutif humain est aussi broussailleux que celui des Équidés ; il y a les Homo erectus, les Néandertaliens, et seul Homo sapiens a bénéficié d'une bonne aptitude à l'abstraction. Si le petit rameau africain s'était éteint, il n'est pas certain que d'autres hominidés soient parvenus au seuil de ce que nous appelons les possibilités humaines. Comme l'affirme Gould : « Nous sommes un détail de l'histoire, et non l'incarnation de principes généraux ».

Et un jour, le détail humain s'éteindra, peut-être brutalement. On a pu calculer qu'une météorite de seulement cinq kilomètres de diamètre pourrait détruire toutes les formes de vie sur Terre. On cherche d'ailleurs aujourd'hui les méthodes pour se protéger contre cet éventuel danger. Nous ne sommes donc pas mieux lotis que les dinosaures, même si nous ne causons pas nous-mêmes notre propre perte.

De même, l'Intelligence et la Raison telles que nous les connaissons ne sont que des fonctions biologiques, issues d'une organisation particulière du système nerveux. Ce ne sont sûrement pas des qualités uniquement réservées au genre humain. Si l'Homme n'était pas apparu, il est possible que les philosophes d'aujourd'hui possèdent un bouclier céphalique, comme Marella : en redéroulant le film de la vie, tout pourrait être différent. Le monde serait habité par d'étranges créatures et non par les êtres qui nous sont familiers. Et si les Hommes disparaissent un jour, d'autres formes de vie, encore insoupçonnées, pourraient prendre le relais de la prétendue réussite humaine. Ainsi, Gene Bilinsky, dans La vie dans l'Univers de Darwin, s'amuse à imaginer un monde peuplé de créatures intelligentes à tête de dauphin.

Mais tout cela n'est qu'hypothèse : le chemin évolutif est aussi varié qu'imprévisible. Nous terminerons par cette citation, qui résume bien la passion d'un chercheur - sans préjugé - devant les alternatives que nous offre l'Évolution : « La nature est si complexe et si variée que tout ce qui est possible peut arriver. Il ne faut pas chercher dans la nature une solution claire, définitive et globale aux problèmes de la vie. (...) Les grandes questions succombent sous la richesse de la nature, le changement peut être dirigé ou dû au hasard, graduel ou cataclysmique, sélectif ou neutre. Le foisonnement de la nature fait ma joie et laisse les chimères de la certitude aux politiques et aux prédicateurs ».
Stephen Jay Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie.

Reconstitution de la faune du Schiste de Burgess